Elinor, traînant des pieds sur le pavé, suivait son père avec résignation. Ce dernier avait tenu à ce que sa fille l'accompagne boire quelques un verres à la Taverne. Connaissant son penchant pour la boisson, sa fille aurait largement préféré en rester à la monotonie affligeante de son existence sans rebondissements. Maintenant, elle était obligée d'enfiler une tenue digne de ce nom pour rencontrer des gens qu'elle ne connaissait pas ; peut-être un Renonçant, qui sait ? Elle avait pourtant demandé pourquoi on l'emmenait elle plutôt qu'Emaüs, mais celui-ci révisait ses maths. Or Elinor savait très bien que la notion de "réviser" était aussi abstraite dans l'esprit de son petit frère que dans le sien. Elle lui avait ironiquement demandé si le génie qui l'habitait avait une solution pour la sortir de là, mais sans résultat.

L'air frais s'engouffrait dans chaque parcelle de sa peau ; elle aurait dû passer un lainage par dessus sa chemise en grosse toile élimée, mais elle n'était pas du genre prévoyante. Elle songea avec regret au confort et à la chaleur de sa maison qu'elle avait dû quitter à regret. Son père, en entendant sa fille claquer des dents, lui demanda si elle avait froid. Grimaçante, elle répondit :

- Non, je m'entraîne pour un numéro de castagnettes !

M. Galilewyn soupira devant le cynisme puéril de sa cadette. Elinor devinait chacune de ses pensées en cet instant : oui, elle était frileuse, non, elle n'était pas Armure comme lui donc résistait moins bien au froid, même à la fraîcheur d'un soir d'été. Ils arrivèrent en vue de la Taverne. Le lieu dégageait une atmosphère chaleureuse de lumière et de rires qui rasséréna la jeune fille. Elle s'engouffra à la suite de son géniteur dans l'antre des bons vivants. Ils s'accoudèrent au bar et furent vite commandées deux boissons (dont une alcoolisée bien sûr) ; Elinor en fut reconnaissante à son père : sous ses allures de brute, Darwyn n'était pas un coeur de pierre. Mais sans-coeur ou pas, lorsqu'il se mettait à faire la conversation, les secondes paraissaient des heures. Comme il n'y avait personne de sa connaissance dans les parages, sa première victime fut sa fille qui crut qu'elle allait 1) mourir d'ennui 2) s'étouffer en baillant 3) mordre la serveuse pour lui faire ravaler son sourire 4) éclater et lancer un "cause toujours, tu m'intéresses !"

- Pêcheur est un beau métier, mais c'est aussi un métier de fou, fit le père d'Elinor avec verve. Blasée (bien qu'essayant de dissimuler le ton sarcastique de son allusion), cette dernière répondit :
- Pourquoi crois-tu qu'on te le propose ?

Au bout de cinq bonnes minutes (en temps réel ; psychologiquement, cela donnait au moins deux heures), Elinor avait fini son verre alors que son père n'avait toujours pas touché à son troisième. Pressée d'en finir, la jeune fille rit :

- Qu'attends-tu pour te servir, tu veux un mode d'emploi ?
- Enfin Eli, grandis un peu, à ton âge, ta grande soeur...
- Était bien plus mûre, je sais ! le coupa Elinor.

Son père marmonna quelque chose à propos de l'âge ingrat en frottant son menton mal rasé. Ce qui avait le don de mettre Elinor en rogne :

- Tu ne vas pas recommencer avec ma crise d'adolescence !

Comme le pochard n'était pas en état de commencer une joute verbale, il n'insista pas ; lorsque sa grognon de fille se levait du pied gauche, il était impossible de la dérider. Au fond d'elle même, Elinor tentait de se convaincre qu'il avait tort. Après tout, peut-être qu'il n'avait pas tort. Elle faisait sa crise d'adolescence, et n'aimait pas qu'on le lui rappelle lors de ces périodes de "bouleversement émotionnel". Le barman, sans doute désireux de faire bonne impression, lui demanda gentiment quel âge elle avait. Quinze ans ?

- Quinze ans et demi, rectifia-t-elle.

Ce jour là, l'adolescente lunatique était vraiment d'une humeur de dogue, comme le lendemain elle pourrait voir la vie en rose. Interrompant la conversation, elle se recroquevilla sur elle-même, croisa ses bras sur le bar, enfouit sa tête au creux de ses bras, d'où les bruits de la Taverne lui parvenaient étouffés. Elle entendit à peine son père ivre chanter à tue-tête, ignorant le personnel de cette "auberge convenable", rit dans sa bulle protectrice, puis ferma ses paupières lourdes à la manière d'une marmotte au début d'une longue, longue hibernation.